Texte à ma mère

J’ai une photo d’elle dans mon portemonnaie. Un de ces petits bouts de papier rectangulaires qui contient l’expression de son identité. Elle devait avoir la quarantaine, les cheveux coupés au-dessus des épaules, sa mèche tombant au coin de son œil droit. Elle était encore brune, et les pointes rebiquées de son carré laissaient deviner sa chevelure bouclée d’origine. La tête droite, le menton légèrement élevé, elle fixe l’objectif avec dignité. Le trait de crayon qu’elle n’a jamais cessé de tracer vient souligner ses yeux, on croirait qu’ils sont bleus. Son regard semble à la fois vide et affirmé, je n’ai jamais su dire si elle était triste ou heureuse. De la subtile rougeur de ses joues émanent la douceur de son visage, la finesse de sa peau, la chaleur de son teint originaire du Sud. Recouvertes d’une veste en jean, ses épaules sont légèrement décalées, ce n’était donc pas une photo pour des papiers d’identité. La subtile asymétrie de son buste accentue la longitude

de son cou, et l’élégance de sa posture. Lorsque je suis tombée par hasard sur cette photo au fond du tiroir d’un vieux buffet, j’ai immédiatement été saisie par l’essence même de ma mère qui avait été capturée, des années auparavant, par un simple photomaton métropolitain.

Je perçois, sur cette image, la balance dans laquelle elle a toujours été. Son port de tête et son expression de visage imposent sa présence, témoignent de la force féminine qui ne cesse de la caractériser. Face à son regard presque perçant, on devine sa résistance ; elle se tient si droite que les maux causés par son dos semblent finalement ne jamais avoir existé. Mais, sur ce léger décalage d’épaules, se laisse entrevoir une part de sa fragilité ; de ce poids lourd qui, sous l’apparence d’une femme assurée et rassurante, parvint à la faire, elle aussi, flancher.

[...]

En regardant cette petite photo à nouveau, j’ai commencé à percevoir une forme de vide dans ses yeux, comme s’ils révélaient une forme de détresse demeurée cachée. Était-ce la mère, ou bien la femme qui fut photographiée ce jour-là ? Sur la surface de cette image, je finis par percevoir le reflet de la complexité de ce qu’est être une femme. L’enfant et l’adolescente que j’ai été n’ont cessé de la regarder, de la considérer en tant que mère. Sans doute m’avait-il fallut des années pour parvenir à la voir enfin dans toute sa réalité. Voir, et non plus seulement regarder d’un œil aveuglé, sa vérité en tant que femme, libérée de l’image maternelle et conditionnée. Peut-être n’y-a-t-il que l’écriture qui puisse soulever ce voile, détruire l’image, cette étoffe de la responsabilité qui l’a enveloppé, elle, et probablement toutes les femmes devenues mères. Mais l’imageest lourde, si lourde, ancrée par le temps, qu’il faudra sans doute une quantité de mots et de gestes pour, peu à peu, la donner à voir autrement.